Interview de Marie-Rose Moro, pédopsychiatre sur le bien-être des jeunes
Date de modification : 24/04/2023
"Questions de parents" est une série d'interviews de professionnels en santé qui donnent aux parents les clés dont ils ont besoin pour s'investir dans la santé et le bien-être de leur enfant.
Interview de Marie-Rose Moro, psychiatre et psychanalyste.
Partager sur
Comment prendre soin du bien-être de son ado ?
Réponse de Rose-Marie Moro
C’est bien une fonction parentale que de prendre soin de ses enfants, et là tout particulièrement de ses adolescents. À l’adolescence, ce n’est pas si facile de le faire parce que c’est le moment où justement les adolescents vont commencer à devenir un peu les garants eux-mêmes de leur propre bien-être, à avoir une certaine autonomie et à être capables de se protéger. Donc à ce moment-là, la fonction parentale est de créer les conditions pour que l’adolescent soit capable de bien s’approprier ça : « Comment je m’occupe de moi, de ma santé, de mes envies, de mon bien-être ? Comment je me mets dans les conditions pour le faire, comment je ne prends pas trop de risques aussi ? » On sait que la question du risque à l’adolescence est très importante. « Et comment je me protège quand il y a quelque chose qui ne se passe pas comme ça devrait se passer ? » Par exemple « Les relations avec les autres, ce n’est pas toujours évident ; des fois c’est violent pour moi ou difficile ; ou je me mets moi-même parfois en position de violence. »
Donc le bien-être, c’est bien sûr le bien-être par rapport à soi, mais c’est aussi par rapport aux autres, par rapport au monde. Donc « si je suis en difficulté par rapport aux autres ou que je fais quelque chose qui va me faire du mal, comment je fais ? Est-ce que je peux en parler à mes parents ? Est-ce que je peux en parler à quelqu’un d’autre ? Est-ce que je peux comprendre pourquoi, moi, je me suis mis dans cette situation ? Est-ce que ça me fait mal ? » Donc tout ça, ce sont des choses que les ados doivent intégrer, qu’ils doivent expérimenter et trouver aussi leur propre manière à eux d’assumer ce bien-être. À ce moment-là les parents sont garants des limites, des choses qui ne peuvent pas être dépassées, mais aussi ils doivent avoir confiance dans les compétences des adolescents, ils doivent les soutenir.
Le dernier point, peut-être dans les situations où « ça me fait mal ou je me fais mal », les parents peuvent donner un certain nombre d’éléments protecteurs. Par exemple, il y a des adolescents qui vont avoir des troubles du sommeil. C’est extrêmement fréquent. « J’ai du mal à m’endormir le soir, mais j’ai aussi beaucoup de mal à me réveiller le matin. Parfois je somnole ou je suis même parfois tentée de prendre des choses… par exemple si je bois un petit peu ou que je fume éventuellement quelque chose d’interdit, je m’endors mieux », même si c’est une illusion. Devant cette difficulté-là, la fonction de protection des parents c’est de pouvoir déjà identifier ça comme une difficulté. Et puis peut-être c’est d’accompagner l’adolescent, de lui donner des manières de faire qui vont l’aider à finalement être plus apaisé, plus tranquille et accepter de se laisser aller au sommeil. Et structurer la journée aussi pour pouvoir le soir passer de l’état de veille à l’état de sommeil.
Le conflit d’interprétation entre jeune et adulte
Dans le rapport que vous avez écrit sur le bien-être des jeunes, vous écrivez : « Le repérage du mal-être du jeune se traduit souvent par un conflit d’interprétation entre le jeune, ses parents et ses proches. Les inquiétudes des parents ont tendance à être proportionnelles au déni de l’adolescent. » Est-ce que vous pourriez expliciter davantage cette phrase ?
Réponse de Marie-Rose Moro
C’est vrai que pour faire ce rapport, Bien-être et santé des jeunes, avec Jean-Louis Brison (paru chez Odile Jacob), on voit beaucoup de monde. On voit des adolescents, des représentants des adolescents ; on voit des parents, des représentants des parents ; on voit des institutions et tous leurs représentants. Et sur un certain nombre de sujets, alors que ces 3 partenaires (ados, parents, institutions, en particulier l’école mais aussi les institutions de soins) ont à peu près le même objectif, on voit qu’il y a de vrais malentendus. C’est-à-dire que les choses qui sont vécues par les adolescents, les adultes les ont oubliées ou peut-être refoulées, les institutions qui pourtant sont des institutions qui s’occupent de ces adolescents ne prennent pas assez en compte le fait que ce sont des adolescents et qu’à cet âge-là, dans cette période de transition, on peut avoir des préoccupations, des envies, des besoins qui sont différents de ceux des adultes et des institutions, et que c’est nécessaire dans cette phase-là. Mais il y a une sorte d’oubli collectif de tout cela. Et du coup, avec les meilleures intentions du monde, on se retrouve confronté à trois interprétations quasiment différentes, et évidemment il y a des conflits. Mais surtout, on ne répond pas à la difficulté de l’adolescent.
Prenons l’exemple du rapport des adolescents à l’école.
Globalement aujourd’hui, un certain nombre d’adolescents ont une sorte d’amour déçu par rapport à l’école. C’est-à-dire qu’ils aimeraient bien être heureux à l’école, ils aimeraient bien réussir, ils aimeraient bien pouvoir faire des tas de choses parce qu’ils ont des rêves dans la tête – parfois ils n’osent même pas dire leurs rêves.
Mais ils sont confrontés à la réalité de l’école, du savoir, de l’apprentissage et des modalités de notre école, ils n’y arrivent pas. Très tôt, ils peuvent être blessés par l’école, endoloris. Bien sûr, ils ne vont pas dire ça comme ça. Pour un certain nombre d’entre eux, ils vont s’affronter à l’école ou alors – vous savez qu’il y a une épidémie de phobie scolaire – ils vont ne plus pouvoir aller à l’école tellement ils sont blessés quand ils vont à l’école. Et quand ils sont blessés dans le monde scolaire, cela concerne soit les choses qui se passent sur le chemin de l’école, soit des choses qui se passent avec les camarades dans l’école, soit le rapport aux adultes et au savoir.
Donc, nous avons ces adolescents qui ont de grands idéaux dans la tête, de grandes envies, leurs parents qui ont de grandes attentes vis-à-vis d’eux (parfois excessives ou qui ne tiennent pas compte des personnalités des adolescents), et les institutions qui comme l’école voudraient que ces adolescents réussissent, mais chacun a son interprétation ! Et la résultante, c’est un adolescent qui n’a plus confiance en lui, qui est blessé dans son idéal, qui ne croit plus à sa capacité d’agir sur le monde par le savoir et par l’école. Et on se retrouve dans une situation où tout le monde a l’impression de ne pas bien faire son travail en plus ! Et nous plaidons – ce rapport fait un certain nombre de propositions concrètes – pour que devant ces situations-là, par exemple « les blessures d’école » on va dire, l’on puisse faire alliance. C’est ce que nous avons proposé : des alliances éducatives entre l’école et le soin et tous ceux qui s’occupent des adolescents, au service des adolescents. Donc des alliances, que l’on fasse une alliance éducative/soins/institutions autour des adolescents.
Et pour cela, il faut que les institutions se connaissent, que les institutions connaissent leurs manières de faire, qu’elles se fassent confiance aussi. Que les parents soient des acteurs et des alliés de ces alliances également et que l’on prenne au sérieux ce que dit l’adolescent. Quand un adolescent dit qu’il est blessé par l’école, il est blessé par l’école ! Ce n’est pas qu’il est paresseux, qu’il n’a aucune envie de s’engager. C’est quelque chose qui lui a fait perdre la foi, qui lui a fait perdre l’idée qu’il est capable non seulement d’apprendre, mais d’agir par lui-même. Il y a des choses dans notre système scolaire, dans nos attentes par rapport à eux. Il y a aussi des choses pour les parents, qui parfois sont pris par des préjugés ou qui ont des attentes qui leur appartiennent plus qu’à leurs enfants. Et à ce moment-là, on voit des enfants qui sont tellement terrorisés à l’idée de décevoir leurs parents ou leurs enseignants, qu’ils ne bougent plus. Ils perdent toute confiance en eux.
Donc reconstituons ces possibilités. Faisons que les adolescents aient la possibilité de faire des choses un peu différentes en fonction de leur propre profil, de leurs propres compétences. Donnons des deuxièmes chances, parce qu’on donne très peu de deuxièmes chances à nos adolescents. Et puis comprenons un certain nombre de vulnérabilités des adolescents, sociales, culturelles. On a beaucoup de littérature, beaucoup de compréhension de tout ça et on devrait pouvoir faire en sorte que ces situations de vulnérabilité soient « compensées », en tout cas que l’on donne plus de chances à ceux qui ont un plus grand poids, une plus grande vulnérabilité sur la tête. Et c’est possible. C’est possible si l’on accepte l’idée que ce ne sont pas les adolescents qui sont vulnérables, mais les situations dans lesquelles ces adolescents vivent qui sont vulnérables. Et c’est dans ces situations qu’il faut donner plus de chances aux adolescents.
Pourquoi les adultes ne prennent-ils pas suffisamment les ados au sérieux ?
Réponse de Marie-Rose Moro
C’est une question qui avait été posée dans une étude américaine, vous connaissez le pragmatisme des études anglo-saxonnes. Ils s’étaient demandé pourquoi les adultes ne prenaient pas en compte sérieusement les propositions, les idées, les engagements des adolescents. Et l’une de leurs réponses avait été que lorsqu’on devient adulte, on a une amnésie de notre adolescence. C’est-à-dire que devenu adulte, on modifie l’adolescence qu’on a eue ; soit on la considère comme beaucoup plus révoltée, soit au contraire on l’assagit totalement. Cela dépend. Et comment ont-ils montré que les adultes avaient une amnésie de l’adolescence ? Pour cela, ils ont interrogé les adultes sur comment ils étaient quand ils étaient adolescents, puis ils sont allés interroger des parents, des grands-parents, des enseignants, des voisins sur comment étaient ces adolescents à l’époque.
Et ils se sont rendu compte que la vision la moins fiable c’était celle des adultes, qui avaient oublié finalement. Ce que l’on peut en tirer (et Winnicott le disait), c’est d’abord qu’il faut être très authentique avec nos adolescents, très sincère, essayer de les prendre au sérieux, se dire que s’ils disent ou pensent comme cela, s’ils ont effectivement mal alors qu’ils ont tout pour être heureux, et bien c’est sérieux. Il faut comprendre et se dire que moi, je suis adulte, c’est comme si j’étais déjà dans un autre monde, et que la logique de ce monde-là je ne la connais pas, mais peut-être que je peux me laisser affecter par les adolescents. Ça, c’est un premier point.
Le deuxième point est le suivant : comme les adolescents ne sont plus des enfants mais pas encore tout à fait des adultes, ils ne se comportent pas totalement comme des adultes. Et donc, ils peuvent dire par exemple « Moi, je suis désespéré, je rate tout ce que je fais ! » - j’en ai vu qui disent comme ça des choses graves -, mais qui, trois minutes plus tard, peuvent sourire ou aller se promener avec un camarade. Et du coup, comme ils ne sont pas abattus on considère que ce qu’ils disent n’est pas sérieux. Mais non, c’est parce que ce sont des adolescents avec des conflits, des choses qui s’opposent à l’intérieur d’eux. Donc à certains moments ils sont plus comme ci, puis à d’autres moments plus comme ça. Mais quand ils disent « je ne suis pas bien » ou « ça, ce n’est pas fait pour moi » ou « j’ai besoin qu’on m’aide à telle ou telle chose », là c’est authentique. Et être authentiques nous-mêmes, c’est reconnaître leur propre authenticité.
Quelle posture adopter ? Accompagner sans envahir
Réponse de Marie-Rose Moro
C’est une question importante, la question de la distance et de la nouvelle distance à l’adolescence entre parents et enfants. C’est aussi celle de l’intimité et du corps qui va avec, même si l’intimité ce n’est pas que le corps. C’est une chose difficile pour les parents et aussi pour les adolescents. Les adolescents vont se transformer plus ou moins brutalement, pour les garçons en particulier, mais ça peut être vrai pour les filles aussi. Chez certains adolescents c’est d’une violence extrême. J’ai des adolescents qui me disent « le matin quand je me réveille, je ne me reconnais pas parce que j’ai le sentiment d’avoir changé depuis la veille. » Donc pour eux, ça fait un effet de métamorphose avec des transformations corporelles, psychiques. Mais plus encore que leur transformation, c’est la manière dont les adultes les regardent qui peut poser problème. Parce que devant ce corps qui devient adulte, qui se sexualise, qui est souvent beau – parce que les adolescents sont beaux – vous avez des adultes qui vont être violents car ils vont regarder ces enfants en transformation comme des adultes. Or, ces adolescents sont dans une période de transformation et ils ne sont pas encore forcément dans une relation d’adulte à adulte, y compris sur ces questions sexuelles. Donc cela peut être très violent pour les adolescents, et ce qui est violent ce n’est pas seulement leur transformation, mais cela peut être aussi le regard des adultes.
Face à cela les parents vivent la même chose : ils vivent la transformation de leurs enfants, transformation qui veut dire aussi d’ailleurs que, eux, vont être mis dans une position de grands-parents, dans une position seconde (…) et que c’est eux, les adolescents, qui vont avoir accès à la sexualité (au sens un peu fantasmatique du terme), avoir accès à la maternité et à la paternité et à la transmission de la vie, la transmission transgénérationnelle. Et donc les adolescents au fond prennent la place de leurs parents.
Pour les parents c’est un peu difficile et toujours trop brutal. Ils ont du mal à se détacher d’une position où avant les enfants les embrassaient, on jouait, on se touchait, et puis tout d’un coup il ne faut plus les toucher ni les embrasser, du moins avec distance. Les parents peuvent avoir eux aussi un sentiment de non-préparation, de violence. Et pourtant il y a un enjeu majeur, c’est que dans cette phase de transformation, d’expérimentation, de rapproché avec d’autres que les figures parentales, les figures amoureuses et amicales, les adolescents ont besoin plus que jamais d’intimité, de distance, d’une distance bienveillante mais de distance. Effectivement, qu’on n’aille pas dans leur chambre, dans leurs journaux intimes ou dans leur correspondance, leurs Twit ou accès à Internet, etc. Et c’est normal, cette distance est nécessaire. C’est le corps et tout ce qui va avec, c’est le prolongement du corps. Mais l’ajustement n’est pas toujours optimal ni avec les parents ni avec le monde extérieur, c’est une sorte de danse qu’il faut apprendre à faire. Mais c’est quand même extrêmement important le respect de ce corps, de cette bulle, de cette autonomie et de recréer aussi une distance relationnelle différente avec eux. C’est très éprouvant, il faut aussi le reconnaître, pour les parents et il faut parfois les aider à le faire car il n’y a pas de raison que tout cela se fasse avec violence.